LA VOIE DE L'UNITÉ

Traverserions-nous une crise de démence ? Religion du « dieu dollar », consommation à outrance, priorité absolue accordée aux profits, égoïsmes exacerbés ont conduit tout naturellement à ébranler et paralyser notre système qui se croyait pourtant pérenne.

 L'Aïkido, quant à lui et de par son Essence, n'est-il pas censé conduire le pratiquant à s'affranchir de tous ces errements ? Seulement, en essayant de se frayer un chemin dans ce monde aujourd'hui éperdu, l'Aïkido n'est-il pas lui aussi atteint par ce virus ?

               Par Jacques Bonemaison.

La folie des temps Au mépris de la qualité et du respect de l'être humain, une course obsédante vers le toujours plus a généré standardisation et banalisation, goût du paraître plutôt que recherche de l'être, et laissé libre cours à l'instinct de domination qui, pour les plus habiles et les plus ambitieux, aboutit au « noyautage » à leurs profits des rouages des institutions et au déploiement d'une stratégie de l'hégémonie. Mais aujourd'hui, les certitudes vacillent, les repères se brouillent, la confusion s'installe, tandis que la lucidité n'a jamais été aussi nécessaire. Ne dit-on pas, en regardant l'histoire, que les crises sont le « miroir » de nos échecs et que sa lumière met en exergue faux-semblants et jugements erronés ? Et notre discipline qui propose d'aller à la découverte de soi-même, devant ce triste état du monde, parvient-elle à se « tenir debout » ?

  L'Aïkido français est tombé dans le piège  

Une obsession parmi d'autres: les passages de grade

 Patiemment mais avec détermination, l'Aïkido s'est structuré, s'est intégré, deux fédérations existent, d'autres groupes tentent eux aussi avec plus ou moins de succès d'appartenir à l'histoire. La vérité n'en déplaise est que le message, qui se regarde sur le long terme, a été quelque peu tronqué par des « avantages » à court terme, sans souci d'une lente dégradation que chacun est à même de constater : appétits rapaces, vision réductrice de ce qu'on appelle technique, appropriation et « confiscation » du passage de grade qui, au fil du temps, est devenu la clé de voûte de l'institution fédérale entraînant dans son sillage un concert d'incomplétudes. Pourtant, dans une enquête menée il y a 10 ans le regard des professeurs était le suivant : « le passage de grade est une épreuve qui fait partie du chemin », « le grade est un repère », « le grade est un outil qui sert à jalonner la progression ».

Ces enseignants rappelaient fort justement que lors de l'attribution de tel ou tel grade, il est des éléments à ne pas omettre : « respecter la somme de travail », « être reconnu », « y voir un encouragement afin de motiver le pratiquant », « ne pas oublier qu'un grade est pour le candidat le signe d'un attachement à l'Aïkido et qu'il assure la pérennité de la discipline ».

Attitudes et jugements incohérents Dans le même temps, les professeurs interrogés lançaient un cri d'alarme. Les remarques sont on ne peut plus claires : « la présence des deux fédérations pour les mêmes candidats aboutit à une incohérence de jugement », « on veut des repères, pas des règlements de compte », « les passages de grade sont arrivés à un point si structuré qu'ils font de l'ombre à l'Aïkido ». C'était il y a 10 ans... Les professeurs exigeaient que les passages de grade soient libérés de tout enjeu fédéral ou de clan, ils réclamaient la diversité. Ils plaidaient déjà pour un autre regard. Ils avaient perçu que lorsqu'un intérêt personnel est en cause, il est très facile de s'égarer dans son propre jugement. Que n'ont-ils point été écoutés... Ils savent aussi, aujourd'hui encore et mieux que tout autre, qu'une pratique correcte de l'Aïkido a pour effet d'affiner cette capacité de jugement. Dès lors, une réponse face à la crise serait-elle à « portée du dojo » ?  

Mais l'Aïkido est porteur de sagesse « réponse à la crise »  

 Vers la fin du contresens ?

Tout comme dans le pavillon de thé où le jardin, de par son allure fine, simple et tranquille, évoque un sentier de mon: tagne à emprunter, le dojo d'Aïkido, de par son atmosphère sereine, offre la pos sibilité de s'affranchir des préoccupations quotidiennes, matérielles, professionnelles ou personnelles'. Un jeune professeur affirmait, toujours à propos des passages de grade, qu'il convenait de « s'y soumettre avec coeur , sans en accorder une valeur primordia­le; ce doit être un temps privilégié de rencontre. Ce n'est le lieu ni d'une gloire, ni d'un effondrement ». Faut-il rappeler que le mot dan s'écrit avec un caractère qui signifie « degré, marche » ! La fin du contresens ne serait-il pas de sortir de l'illusion et redonner (Qu acquérir ?) le vrai sens des choses ?

Depuis le Japon ancien, on aime raconter l'histoire d'un cultivateur de thé qui un jour invita le grand maître de thé nommé Rikyu. Lorsque le maître eut accepté l'invitation, le cultivateur fut traversé par une immense joie, il conduisit Rikyu et ses disciples dans la salle de thé et voulut le servir lui-même.  Sa joie fut si débordante que sa main en tremblait. Il accomplit le service du thé avec une maladresse telle qu'il laissa tomber la cuiller, bouscula le fouet à terre et renversa même un peu de thé... Les disciples présents en furent offusqués, mais Rikyu resta impassible et se contenta de dire : « c'était parfait ».Après la cérémonie, les disciples voulurent savoir pourquoi leur maître avait tenu à féliciter le cultivateur pour un service aussi déplorable. Et Rikyu leur répondit : « Cet homme ne m'a pas invité avec l'intention de faire étalage de son habileté, il voulait simplement servir le thé avec tout son coeur. Il a mis tout lui-même dans chacun de ses gestes, sans se préoccuper des erreurs éventuelles. Sa sincérité m'a profondément ému ».

  Le Message retrouvé

Il semble pour le moins urgent de découvrir (ou redécouvrir) ce qui est authentique et renouer avec le véritable sens de la pratique. À cette fin, n'est-il pas incontournable de quitter mentalement son propre perchoir et se laisser glisser dans le bain de l'humilité', d'y revenir sans cesse afin d'en goûter les vertus salvatrices que sont la fin des certitudes et son cortège de divisions, la reconnaissance de l'autre et son corollaire le respect de la diversité, l'envie de poursuivre son propre cheminement en suivant les pas « d'un plus avancé ». Car il n'est en rien déshonorant pour celui qui suit une Voie de recevoir l'éclairage de ceux qui l'ont précédé. Dans notre culture occidentale fortement teintée de christianisme, même le Christ renvoyait à son Père. Pour nous aïkidoka, le « plus avancé » est le senseï, héritier d'un passé exceptionnellement riche, porteur d'un comportement, d'une attitude, profondément imprégné d'un message, celui de Morihei Ueshiba auquel, en toute humilité, il nous renvoie constamment à travers ses propres indications'. Ne pourrions-nous pas être comme ces disciples du maître de thé qui, malgré les connaissances incontestables qu'ils possédaient dans le domaine de leur Art, ont été bien avisés de poursuivre leur quête auprès de Rikyu qui prônait un regard nettement plus affiné et généreux. À titre comparatif, rappelons-nous, à l'inverse et plus près de chez nous, de l'autre côté des Alpes, du cas peu glorieux d'un jury de mélomanes, bien assis sur ses seules connaissances, et qui refusa l'accès à la Scala de Milan à un candidat au motif que ses doigts (sic) n'étaient pas placés sur le piano de « façon satisfaisante ».

 C'était au début du XIX` siècle. Le jeune candidat composait avecune facilité déconcertante ; on disait qu'il était paresseux et agissait à la hâte. Sa composition respirait une joie de vivre exceptionnelle ; on disait qu'il écrivait pour une fanfare militaire. Ce candidat « recalé » s'appelait... Rossini...

Une ligne déjà bien tracée

 À la lumière de ce voyage dans le temps et à travers les continents, il est déjà possible d'entrevoir que l'histoire se met souvent à bégayer alors que la réponse, au milieu des tumultes, est là, offerte sous forme de semence.  

 Le bégaiement de l'histoire

 De toutes les fleurs, le même Rikyu aimait tout particulièrement les belles-de-jour, fleurs très rares au Japon de l'époque et recherchées pour leur beauté et leur fraîcheur.

Ainsi, un grand chef militaire nommé Hideyoshi voulut absolument découvrir ces fleurs si estimées dans tout le pays et soignées avec dévotion par le maître de thé. Fort de son autorité, il somma Rikyu d'organiser une réunion de thé à son attention. Rikyu s'adonna immédiatement aux préparatifs. Quand le jour arriva, Hideyoshi, très impatient, poussa le portail de la maison de Rikyu, entra dans le jardin, mais aucune fleur ne s'offrait à son regard. Il s'engagea sur le sentier menant au pavillon de thé, mais il n'y avait toujours pas une seule fleur et le bassin d'où coulait de l'eau fraîche n'était que pierres et plantes verdoyantes. Hideyoshi, visiblement très fâché, pénétra dans la salle de thé. C'est alors qu'il vit, éclairée par les rayons de lumière que laissaient filtrer les fenêtres de papier, une belle-de-jour flottant, seule, dans un vase posé au tokonoma', parfaite et pure, humide de rosée et confinant à l'irréel. Qui désormais oserait s'appesantir sur des points techniques pris isolément, en allant jusqu'à découper la fleur dans le but de mieux « l'analyser » ?

Déjà Rikyu dût se confronter au monde du XVI` siècle où son Art était en pleine dérive, où de grands spécialistes rivalisaient entre eux, utilisaient les réunions comme lieux de joutes politiques et organisaient des cérémonies avec déploiement ostentatoire de richesses. Cette atmosphère fastueuse contrastait avec les difficultés que traversait le Japon et s'opposait de toute évidence avec la recherche de sobriété insufflée par le Zen.

C'est en évoluant dans ce contexte conflictuel que Rikyu adressa un avertissement au monde du thé de son époque : « Le thé n'est rien d'autre que ceci : faire chauffer de l'eau, préparer le thé et le boire convenablement ».Par cette formule pour le moins « décapante », il recentrait la Voie du thé sur quatre principes fondamentaux : harmonie, respect, pureté, sérénité. Ce sont ces préceptes qui ont prévalu et qui de nos jours représentent encore les idéaux les plus élevés de la Voie du thé. L'histoire de cette fleur unique exprimant à elle seule la beauté et la vie précieuse de toutes les fleurs en est, semble-t-il, la suprême illustration.  

  L'Aïkido, « cette fleur d'exception ».

« L'Aïkido est une fleur d'exception » disait O senseï Morihei Ueshiba. Votre coeur, a-t-il précisé, est plein de semences fertiles prêtes à germer, tout comme la fleur qui, par l'effet conjugué et subtil de la lumière (élément feu) et de l'eau, jaillit du sol et s'épanouit au milieu même de ce monde matérialiste. Dès lors convient-il de ne se laisser ni opprimer, ni perturber par le monde extérieur, ni même s'en remettre aux bienfaits d'objets matériels surtout s'ils sont fournis à profusion, profusion qui conduit assurément à une vie superficielle, et où viennent se confondre réalité et apparence.

O senseï, conscient des imperfections de ce monde et des difficultés ou obstacles que chacun peut rencontrer ainsi que des épreuves à traverser, composa un doka' à l'attention des aïkidoka en indiquant clairement l'attitude juste face à ce type de situation :   Yo no naka o Nagamete wa naki Fugai nasa Kami no ikari ni Ware wa isamitsu  

En observant Le triste état du monde Cessons de geindre

Aidons-nous de la colère des dieux Pour poursuivre notre chemin avec bravoure  

O senseï ajoutait que la « fleur d'exception » fleurit chaque fois que l'Aïkido est pratiqué avec sincérité. Le message est édifiant : ne point se lamenter ni se laisser travestir par les comédies de l'existence, mais pratiquer notre art avec sincérité afin d'en puiser la substantifique moelle laisser émerger la force vivifiante qui sommeille en nous. Sans doute, la confusion dans les esprits qu'engendre aujourd'hui la perte des repères peut-elle générer un quelconque scepticisme du genre, « pratiquer avec sincérité, n'est-ce pas une solution trop simpliste ? ».

Peut-être la recommandation d'O senseï devient-elle, elle aussi,  un avertissement à l'instar de la Voie du thé : « Ce n'est rien d'autre que ceci, faire chauffer de l'eau, préparer le thé et le boire convenablement ».  

Jacques Bonemaison  

1- tif ENERGIES hors série AÏKIDO n°2 niai/juillet 2007 : « À bâtons rompus vers l'unité » p:8.

2- cf ENERGIES hors série AÏKIDO n°3 niai/juillet 2008 : « Paix véritable, Paix intérieure » p 8.

3- cf AÏKIDO hors série n°19 de Karate –Bushido avril/mai/juin 2003: « Faut-il un maître aujourd'hui ?

4- Kotonoma : partie du mur d'honneur dans lequel est placé un objet référent.

5- Doka : poème traditionnel que composent les grands maîtres japonais, et qui devient ainsi le « véhicule vibrant » de leur enseignement  

ÉNERGIES HS N°4 - AÏKIDO - Mai/Juillet 2009

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