Interview Jei Atacama (Jiro Nakazono), "L'époque héroïque de l'Aïkido"

tiré du blog de Léo TAMAKI que je vous invite vivement à visiter>>>>>>>>>>> ici

je me suis permis de le copier uniquement pour pouvoir mettre les liens vers pages existantes et faciliter la compréhension de l'article

La France est aujourd'hui la nation comptant le plus de pratiquants d'Aïkido au monde. Ce succès, fruit d'une longue histoire d'amour entre l'hexagone et le Japon, doit beaucoup aux pionniers qui développèrent cette discipline. Retour sur l'époque héroïque du développement de l'Aïkido grâce à un témoin privilégié, Nakazono Jiro, fils de maître Nakazono Mutsuro. 

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Nakazono Mutsuro

Quand votre père a-t-il commencé l'Aïkido?

C'est après la guerre que mon père a vraiment débuté la pratique de l'Aïkido. Avant la guerre il avait rencontré maître Shioda. A l'époque il était déjà quatrième ou cinquième dan de Judo et il pensait que l'Aïkido était de la plaisanterie. Mais Shioda senseï lui a fait subir un nikyo qui l'a… impressionné.

Au retour de la seconde guerre mondiale il devait avoir vingt-huit ou vingt-neuf ans et il était très affaibli par la malaria. Malgré tout il s'est mis à l'Aïkido dès que cela a été possible.

(Note de l'auteur: -Shioda Gozo: (1915 – 94) 10ème dan, fondateur du Yoshinkan Aïkido. L'un des principaux disciples du fondateur de l'Aïkido.)

Comment votre père a-t-il rencontré Osenseï?

Après la guerre le Honbu dojo était le seul véritable endroit pour pratiquer l'Aïkido. Mon père s'y est rendu et c'est là qu'il a commencé. Il a débuté en même temps que Nishio senseï au début des années 50.

(N.d.a.: -Nishio Shoji: (1927 – 2005) 8ème dan, fondateur de l'Aïki Toho Iaïdo. L'un des disciples majeurs du fondateur de l'Aïkido.)

Votre père a appris directement avec Osenseï?

Oui, il n'a jamais étudié avec qui que ce soit d'autre. Mais il pratiquait beaucoup dans le dojo de Nishio senseï. Ils étaient très amis.

Quand mon père est parti du Japon pour aller diffuser l'Aïkido à l'étranger, Osenseï lui a dit "Monsieur Nakazono, en combat c'est ma aï et uchi.".

(N.d.a.: -Ma aï: intervalle.

-Uchi: frape.)

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"... En combat c'est ma aï et uchi."

Est-ce que votre père avait une relation spéciale avec Osenseï parce qu'il étudiait le Kototama ou la macrobiotique?

Non, il y avait rien de spécial. Il était simplement l'un de ses étudiants.

(N.d.a.: -Kototama: le Kototama ou kotodama signifie "l'âme des mots", "l'esprit du verbe". Il s'agit d'une une pratique spirituelle qui associe les sons, les noms, les esprits et des pouvoirs.

-Macrobiotique: la macrobiotique est un système philosophique et pratique basé sur les enseignements de Sakurazawa Nyoichi aussi appelé Georges Ohsawa. L'enseignement fondé sue la notion d'un principe unique et de deux forces primordiales, in/yo en japonais, yin/yang en chinois. Cette doctrine et notamment la diététique qui lui était liée connurent un fort engouement dans les cercles des pratiquants de Zen et d'Aïkido des années 60 et 70 notamment grâce aux liens de son fondateur avec celui de l'Aïkido, Ueshiba Moriheï.)

Il a pourtant reçu un grade élevé rapidement?

Mais ça c'était l'époque. A ce moment personne ne sortait du Japon. Je ne sais même pas si mon père avait eu le moindre grade avant de partir. Quand il a dit qu'il allait apporter l'Aïkido au monde il lui a probablement été décerné un diplôme de shihan.

C'était un temps différent vous savez. Mais ce n'était pas une tricherie parce qu'il était fort. Il pouvait se défendre et il n'aurait jamais fait perdre la face à son maître ou son école. Pour Abe senseï cela était la même chose.

(N.d.a.: -Abe Tadashi: (1926 - 84) 6ème dan pionnier de l'Aïkido en France où il séjourna de 1952 à 1960.)

Comment votre père est-il arrivé en France?

Mon père a quitté le Japon au milieu des années 50 pour accompagner Sakurazawa senseï en Inde. Il est ensuite allé au Viêt-Nam où il a ouvert un dojo et où il enseignait aux parachutistes de l'armée du sud. Il est venu pour la première fois en France en 1959 rejoindre Tadashi Abe.

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Nakazono senseï au centre, Saïgon, Viêt-Nam


Quand mon père est arrivé ils sont allés enseigner à la Légion étrangère. Il avait été invité par maître Tadashi Abe. Comme il était plus âgé, Abe senseï l'a fait passer devant lui. Mais deux soldats d'environ 1 mètre 90 les attendaient avec des battes de base-ball pour les attaquer! Mon père s'est occupé de l'un des deux et Tadashi Abe de l'autre. Ils les ont tabassés. Abe senseï adorait se battre. Il faisait du kenka Aïkido, de l'Aïkido de bagarre. Depuis quand les soldats les rencontraient ils les saluaient en les appelant "maîtres". (rires)

(N.d.a.: -Sakurazawa Nyoichi: (1893 – 1966) Aussi appelé Georges Ohsawa, fondateur de la macrobiotique.)

C'est une façon de tester très radicale.

Vous savez à l'époque les démonstrations étaient complètement différentes. Chaque fois qu'ils terminaient il y en avait toujours un ou deux qui disaient "Eh eh fais moi voir? ", ou "C'est magique je n'y crois pas!". Alors ils les invitaient.

Votre père?

Mon père, Abe bien sur mais aussi Michigami, Noro aussi. Ils les laissaient attaquer comme ils voulaient. Je n'ai jamais eu l'occasion de voir maître Tamura faire ça car c'était déjà un peu civilisé quand il est arrivé. C'était vraiment l'ouest sauvage vous savez.

(N.d.a.: -Michigami Haku: (1912 – 2002) 9ème dan de Judo, 8ème dan de Karaté. Michigami senseï fut l'un des pionniers du Judo en France. Il entretint des relations très amicales avec Nakazono senseï.

-Noro Masamichi: (né en 1935) Fondateur du Kinomichi et pionnier de l'Aïkido dont il est aussi 6ème dan.

-Tamura Nobuyoshi: (1933 – 2010) 8ème dan d'Aïkido.)

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Second en partant de la gauche, Nakazono senseï, troisième, Tamura senseï

Votre père est ensuite revenu en France au début des années soixante?

Oui, il est revenu en France en 61 ou 62. Il a alors enseigné à Marseille puis a transmis le dojo où il enseignait à Tamura senseï à son arrivée pour monter à Paris. Il a créé un dojo à Pernety dans un théâtre. Il y avait beaucoup d'espace, plus de 200m2 de tatamis.

La communauté japonaise à Paris devait être bien plus importante que dans le sud à l'époque?

Ils étaient tous peintres! J'avais des amis à la maison du Japon à la cité universitaire et j'ai connu monsieur Foujita et tous ces grands noms. Mais je ne comprenais rien moi vous savez. (rires)

A l'époque on se connaissait tous et on allait tous à l'alliance française. J'y allais là pour rencontrer des japonais parce que je parlais déjà français. J'étais allé au lycée à Marseille et quand je suis venu à Paris je suis allé pendant un temps à Louis le grand. Il n'y avait pas de japonais dans les universités donc il fallait que je vienne à l'Alliance française.

Beaucoup d'élèves racontent que votre père les a introduits à la macrobiotique, à des pratiques spirituelles en parallèle de l'Aïkido. Comment tout cela se partageait-il?

A la fin de son séjour en France mon père n'enseignait plus uniquement l'Aïkido en tant que technique. Il parlait en effet beaucoup de sujets très divers. Pas parce qu'il n'arrivait plus à pratiquer, il avait la cinquantaine et était encore très vigoureux, mais je crois qu'il considérait cela comme un tout.

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Maître Nakazono

Pouvez-vous nous parler un peu de ses liens avec la macrobiotique?

Mon père avait été très proche de George Ohsawa. J'étais d'ailleurs le premier bébé macrobiotique! C'est pourquoi je suis un peu… vous voyez. (rires) Il avait suivi Ohsawa en Inde et avait travaillé comme médecin dans une léproserie à l'ashram de sri Aurobindo à Madras durant deux ans où il enseignait aussi l'Aïkido. Il m'a d'ailleurs raconté une histoire extraordinaire sur cette époque. Un jour un yogi est venu lui rendre visite et lui a dit qu'il venait lui présenter ses respects et découvrir l'Aïkido. C'était un adepte d'un Yoga très dur qui vivait retiré dans les montagnes. Il demanda s'il pouvait voir quelques mouvements d'Aïkido. Mon père saisit son poignet et lui appliqua un kote gaeshi. Le yogi ne bougea pas d'un pouce. Mon père me dit que son poignet ne tourna même pas. Le yogi regarda alors mon père et dit "Ok je suis prêt.". Finalement mon père est devenu son élève et a étudié le Yoga avec lui. (rires)

(N.d.a.: -Sri Aurobindo: (1872 – 1950) philosophe, poète, militant indépendantiste et fondateur du Yoga intégral.)

Votre père a-t-il pratiqué la macrobiotique toute sa vie?

Non. Il y a d'abord eu un événement tragique en Inde qui est à l'origine de son éloignement de Sakurazawa senseï. L'un de ses enfants avait été mordu par un serpent mais il ne s'en est pas occupé et son état a gravement empiré. Mon père et un de ses amis, le frère aîné de Yamaguchi senseï, sont allés voir Sakurazawa senseï pour lui annoncer la mauvaise nouvelle. Il leur a dit "Qu'il se débrouille, s'il meure empoisonné c'est sa vie.". C'était un jugement final. Alors mon père a dit "Je respecte la macrobiotique mais je ne peux accepter l'attitude d'un homme qui se conduit ainsi avec son enfant.". C'était la fin de sa relation avec Sakurazawa senseï. Mais il est resté ami avec tous les pratiquants de macrobiotique.

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Sakurazawa Nyoichi (1893 – 1966), aussi appelé Georges Ohsawa, fondateur de la macrobiotique

Evidemment dans sa pratique de médecine orientale mon père incluait la diététique de la macrobiotique. Mais vers la fin il n'y croyait plus. Il m'a souvent dit "Les gens ne meurent pas de maladie, ils se servent des maladies pour partir.". Il disait aussi que la nourriture devenait médicament si on la mangeait avec gratitude et c'est une idée que je partage totalement.

(N.d.a.: -Yamaguchi Seïgo: (1924 – 96) 8ème dan, l'un des maitres a l'influence majeure au sein de l'Aïkikaï.)

Quelles étaient les relations de votre père avec Tamura senseï?

Je me souviens que Tamura senseï appelait mon père senseï mais c'est sans doute simplement dû à leur différence d'âge et au fait qu'il avait commencé avant lui, parce qu'il était évident qu'il n'y avait pas de comparaisons possibles entre leurs Aïkido. Mon père était fort mais sa force venait de son cheminement, du Judo notamment. Il pratiquait un Aïkido "ancien". Il appelait les techniques par les noms ikkajo, nikajo, etc… Sa technique a évolué très rapidement à l'arrivée de maître Tamura. Il a tout corrigé.

Quand Tamura senseï est arrivé en 1964 mon père a commencé à lui transmettre tous les dojos. A cette époque je crois que l'Aïkido était encore en développement et en évolution sous la direction d'Osenseï. Tamura senseï représentait la nouvelle génération et il était porteur de ce savoir technique. Mon père respectait profondément cela car ce que lui ou Abe senseï avaient étudié était très différent. La technique de Maître Tamura était beaucoup plus sophistiquée et directe. J'étais habitué à l'Aïkido de mon père et j'avais toujours du mal à m'y faire.

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Tamura Nobuyoshi

Vous dites que l'Aïkido de Tamura senseï était plus direct. Celui de votre père ou d'Abe senseï était plus rond?

Oui. Les mouvements étaient grands, pleins "d'ouvertures". Avec Tamura senseï évidemment tout était parfait. Il n'y avait pas de suki vous comprenez.

(N.d.a.: -Suki: ouverture.)

Vous avez connu l'époque héroïque de l'Aïkido, quels souvenirs en avez-vous gardé?

Les dix ans que j'ai passés en France étaient vraiment extraordinaires. L'Aïkido commençait et il y avait une atmosphère de famille entre les élèves, les maîtres. Ceux qui ont continué ont parcouru un long chemin. Il y avait Christian Tissier, Stéphane Benedetti, Paul Muller, Toshiro Suga…

Comment étaient-ils à l'époque?

(rires) Excusez-moi mais je ne peux m'empêcher de rire quand j'entends le nom de ces vieux copains qui sont aujourd'hui devenus des experts. A l'époque nous étions jeunes et insouciants et ce sont ces images que je garde d'eux.

Toshiro Suga ne parlait pas le français à l'époque, il était très timide et… bagarreur! Christian Tissier était là aussi, très jeune, généreux, très sympathique, ami avec tout le monde. Il était plus intelligent que moi et ne se faisait pas d'ennemis comme moi! (rires) Moi je disais tout, si je n'aimais pas quelqu'un je le disais directement. Et Toshiro était un peu pareil. On était intenables.

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Christian Tissier

Le monde de l'Aïkido d'aujourd'hui vous semble-t-il différent?

Oui, tout a tellement changé. Déjà il y a tellement plus de monde dans l'Aïkido. A l'époque le stage d'Annecy c'était soixante-dix personnes. C'était l'événement le plus important de l'année et c'était énorme! Il y avait Tamura senseï, Asaï senseï, Ichimura senseï. Tada senseï est venu aussi une fois.

(N.d.a.: -Asaï: (né en 1942) 8ème dan.

-Ichimura Toshikazu: (né en 1941) 6ème dan Aïkido, 6ème dan Iaïdo.

-Tada Hiroshi: (né en 1929) 9ème dan.)

C'était vraiment le rendez-vous des maîtres!

C'était un stage de quatre semaines qui se déroulait vraiment dans une atmosphère familiale.

Asaï senseï était venu à Annecy, en 67 je crois. Il m'a appelé et je croyais qu'il voulait que je fasse le uke mais il m'a simplement demandé de me tenir au milieu du tatami. Il s'est alors précipité sur moi et a fait mae ukemi, une chute avant, au-dessus de ma tête! Je ne suis pas grand mais je mesure tout de même 1m64. Pourtant il est passé largement au-dessus de moi et je n'ai même pas eu besoin d'incliner la tête. Il était passé bien au-delà. Ils étaient tous là....

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De gauche à droite, les maîtres Noro, Nakazono, Asaï, inconnu, Alain Guerrier et Roberto Arnulfo

Avez-vous d'autres anecdotes à partager avec nous?

Oh il y en a tellement! Chiba senseï était aussi venu à Annecy. Je l'ai connu à son arrivée en Europe. Il n'a pas changé d'ailleurs. Je lui ai dit que j'ai changé de nom mais il m'appelle toujours Jiro. (rires) "Jiro!". Il fait peur.

J'aimais beaucoup ses cours parce qu'il ne rouspétait jamais quand on se bagarrait un peu. En fait il adorait ça.

Un jour j'ai demandé à Chiba senseï "Vous avez chuté régulièrement pour maître Ueshiba, avait-il vraiment des pouvoirs spéciaux comme tant de personnes le disent?". Il m'a dit "Tu sais, dans le monde physique il y a toujours une explication, c'est toujours logique. Il n'y a rien de mystique.". C'était sa réponse et je l'ai vraiment appréciée. En Aïkido il n'y a pas de magie.

Avec mon père une fois que l'on atteignait le troisième dan il voulait que les élèves arrêtent de pratiquer avec la force physique et travaillent avec le ki. Un jour j'essayais de travailler en étant relâché et Chiba senseï est arrivé. Il m'a dit "Jiro qu'est-ce que tu fais? Il ne se passe rien.". Comme je continuais à faire la même chose il m'a saisi et m'a vraiment mis à plat. Il m'a dit "Osenseï n'a jamais dit de ne pas utiliser les muscles. C'est ok d'utiliser la force, le kokyu vient après.". C'est ce qu'il disait. (rires) Chiba senseï avait travaillé sur les chantiers et il comptait sur sa puissance physique.

Il m'a dit "Tu as peut-être passé un examen avec ton père mais tu n'es pas encore arrivé, tu dois encore travailler de toutes tes forces.". D'un autre côté Chiba senseï avait beaucoup de respect pour Yamaguchi senseï. C'était le seul qu'il considérait comme un meïjin.

En ce qui me concerne le meïjin était Tamura senseï. Je n'ai jamais senti de force physique avec lui. Maître Yamaguchi était sans doute extraordinaire par son aisance mais maître Tamura avait la même chose dans sa propre technique, sa façon de faire. Je ne sais pas comment il faisait… On pouvait être sûr qu'on allait se retrouver par terre mais sans jamais savoir ce qui s'était passé. Je crois que son petit gabarit l'a aidé à arriver à ce résultat. Mais il faut être honnête, ce n'était pas mon maître préféré parce que moi j'avais besoin d'être "frappé". (rires)

Mais je regrette ça parce que je crois qu'au fond ça ne sert à rien.

(N.d.a.: -Chiba Kazuo: (né en 1940) 8ème dan.

-Meïjin: grand maître, virtuose.)

Chiba senseï est en effet toujours réputé pour sa puissance.

Pour la puissance Tada senseï était extraordinaire. Je vais vous raconter deux anecdotes qui vous donneront une idée.

La première fois que j'ai rencontré Tada senseï j'avais treize ans. Il m'a attaqué en shomen uchi tellement rapidement que j'ai reçu le coup sur la tête. Sa frappe était si puissante qu'il a fait craquer toutes mes vertèbres! J'étais vraiment furieux. Je me suis dit, mais je ne suis qu'un enfant et tu es un adulte costaud! (rires) Il était vraiment fort. Il tuait tout le monde!

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Tada Hiroshi

Une autre fois lorsque je suis allé le chercher avec Ichimura senseï il avait une grosse valise. Il me dit "Prends ça, ça ne pèse que quarante kilos.". Il est parti mais je n'arrivai même pas à soulever la valise! Ichimura senseï m'a dit "Jiro-kun, je m'en occupe.". Il a attrapé la poignée mais… il ne pouvait pas la soulever non plus! Tada senseï s'est retourné et à bout de patience il a pris la valise en disant "Vous êtes vraiment incapables!".

Pour lui c'était tout léger, il l'a portait d'une main et marchait plus vite que nous! Il avait une puissance incroyable.

C'était un Budoka entier mais… dans son monde.

Une fois il était venu à Paris lorsque j'avais dix-sept ans. Il m'a dit "Jiro, emmène-moi en ville.". Nous sommes donc sortis. Mais comme vous le savez sans doute Tada senseï a pour habitude de faire des déplacements et des techniques d'Aïkido dans le vide à tout instant et où qu'il soit!

J'étais jeune et j'avais honte. Au bout d'une heure je lui ai dit carrément "Senseï, je peux pas me promener avec vous dans Paris, j'ai trop honte.". Il m'a dit "Honte? Qu'est ce qui est honteux?!".

Je suis rentré chez moi et depuis ce temps là il ne me parle plus. (rires)

C'était un véritable budoka mais il était dans son monde à lui, presque autiste. Mais je pense cela comme un compliment. Pourquoi être ordinaire? Les maîtres comme les peintres, sont souvent des gens à part.

Et comment était Noro senseï?

Noro senseï était un aventurier. Ce n'était pas un japonais ordinaire. Il voulait tout voir, tout faire. C'était un bon vivant très décontracté, galant avec les dames et amical avec les hommes. Il aimait s'amuser et les gens l'adoraient. Par contraste Tamura senseï paraissait sérieux, réservé.

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Noro Masamichi

Qu'a fait votre père en quittant la France?

Rapidement l'intérêt de mon père pour le Kototama et la médecine a pris de plus en plus d'importance. Pendant trois ou quatre ans il a tout fait pour transmettre les dojos et les rênes de l'Aïkido à Tamura senseï. La seule chose, c'est que maître Tamura n'a jamais voulu venir à Paris le rejoindre. Il voulait rester dans le sud de la France.

Mon père avait toujours rêvé de traverser l'Atlantique en bateau et un jour il s'est décidé. Il n'était pas très doué pour les affaires et je sais que quand il a quitté la France il a été voir maître Tamura pour lui emprunter de l'argent. Il m'a ensuite ouvert un compte bancaire parce que je ne voulais pas partir et il m'a dit "Tu vois j'ai deux valises. Quand je suis venu en France j'avais une valise mais comme je repars avec ta mère, on a deux valises.", et ils ont pris le Queen Elisabeth. C'était en 1969 et il accomplissait un autre de ses rêves.

Votre père était vraiment une personne peu ordinaire.

Oui, c'était un aventurier. Après être revenu au Japon après la guerre il était allé à Bornéo dans le Pacifique sud pour créer un nouveau pays avec un de ses amis maître de Karaté. Ils ont rencontré une tribu de Dayaks qui les a pourchassés avec des flèches et ils se sont enfuis de justesse. Il avait cette folie.

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Un aventurier...

Comment s'est passée son arrivée aux Etats-Unis?

En fait il s'est retrouvé dans une petite ville qui s'appelait Big Indian où il y avait un groupe de yogis près de Woodstock et ses premiers élèves aux Etats-Unis étaient des hippies. (rires)

A l'Ashram de Big Indian il a eu sa première expérience avec la marijuana. Il m'a raconté "Mes oreilles sont devenues énormes! J'ai commencé à voler. En Aïkido je ne sais pas comment voler mais avec ces oreilles géantes je pouvais voler!". Ensuite avec quelques élèves de Woodstock ils se sont acheté un microbus Wolkswagen et ils ont fait la traversée du continent. Finalement il a découvert Santa Fe au Nouveau Mexique et s'y est installé. C'était en 1972 je crois.

Enseignait-il toujours l'Aïkido?

Oui mais à ce moment là son activité principale était l'acupuncture. L'acupuncture n'était pas connue mais il a soigné tous les chefs des villages indiens, les pueblos, et les hommes politiques. Ils lui ont alors proposé de commencer un ordre de médecine orientale et il l'a fondé en 1979. C'était le premier ordre de médecine orientale aux Etats-Unis.

L'Aïkido faisait partie de la formation de l'école d'acupuncture et il y avait un dojo pour pratiquer. Mais l'Aïkido à Santa Fe est vraiment dur car c'est à environ 2 500 mètres d'altitude.

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Etiez-vous toujours en France à cette époque?

Non, j'étais finalement rentré au Japon mais c'est vers cette époque que je l'ai rejoint. Je suis alors devenu directeur de cet ordre qui était devenu quelque chose de très officiel avec des diplômes d'état, etc… En France tout est monopolisé par la médecine allopathique mais aux Etats-Unis ils sont plus ouverts sur les autres traditions car c'est un pays qui est fait de tellement de cultures différentes. Nous travaillions tous les trois, mon père, mon frère aîné et moi.

Votre frère pratiquait aussi l'Aïkido?

Oui. Mon frère n'aimait pas la France et après un an et demi il était retourné au Japon pour étudier l'Aïkido auprès de maître Ueshiba. Quand il est revenu en France pour être professionnel les choses ne se sont pas très bien passées avec maître Tamura et ça l'a touché. Il est alors parti aux Etats-Unis où il vit encore actuellement. Il est toujours acupuncteur à Santa Fe mais ne fait plus d'Aïkido.

Continuez-vous à pratiquer l'Aïkido?

J'ai gardé des liens avec Yamada senseï, Imaizumi senseï, Chiba senseï, etc… mais je ne pratique plus beaucoup malheureusement.

(N.d.a.: -Yamada Yoshimitsu: (né en 1938) 8ème dan.

-Imaïzumi Shizuo (né en 1938) 7ème dan.)

Vous n'avez jamais songé à enseigner?

Je n'ai jamais voulu enseigner professionnellement, parce que j'ai toujours eu le sentiment que lorsqu'on enseigne on pratique moins. Ce que j'apprécie c'est la pratique, le mouvement! Expliquer ça m'ennuie. (rires)

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Vous avez aussi pratiqué le Kototama. Pouvez-vous nous en dire quelques mots?

Le Kototama est une doctrine autour des cinquante sons de l'alphabet japonais et de leurs liens avec les esprits. C'est une pratique reliée au Shinto antique. Maître Ogasawara qui était un maître de cette pratique et qui enseigna aussi à mon père était très ami avec Osenseï.

Ce qui est drôle c'est que chez ce maître, Ogasawara senseï, j'ai fait la connaissance de… Steven Seagal. Vous connaissez Steven Seagal?

Un peu par ses films, oui.

J'arrive donc chez Ogasawara senseï et je vois un étudiant assis. Je croyais qu'il était tout petit comme moi et lorsqu'il s'est levé je me suis rendu compte que c'était un géant! Il faisait près de deux mètres.

Plus tard je l'ai revu à Los Angeles avant que son premier film ne sorte et qu'il devienne une star. Il était venu me voir et m'a dit "Ogasawara senseï m'a demandé de m'occuper de vous aux Etats-Unis. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire?". Je lui ai dit "Non, vous êtes trop petit!". (rires)

Vous avez vu son Aïkido? Il était très puissant. Mais ses élèves étaient très gentils. Je crois que les élèves sont comme la réflexion de leur maître donc je pense que c'est un homme bien.

A quelle occasion avez-vous changé votre nom?

J'ai changé mon nom lorsque je suis devenu citoyen américain. C'était une idée de mon père. Il m'a dit "Tu sais tu n'as pas besoin de garder Nakazono parce que nous avons été adopté il y a trois générations. Il n'est pas nécessaire de s'attacher au nom de famille.". Alors j'ai choisi Atacama parce que je voulais un nom vraiment lié à l'Amérique. J'avais découvert le désert d'Atacama et ça sonnait aussi japonais. Et Jei c'est pour le J de Jiro. Lorsque j'étais en France tout le monde m'appelait Jirro, Jilo, Jilou. Et aux Etats-Unis c'était pareil, Jiwo. Alors j'ai dit appelez-moi Jei, mon initiale. C'est devenu officiel en 1991 et Jiro Nakazono est devenu Jei Atacama.

Lorsque j'ai appelé mon père pour le lui annoncer il a éclaté de rire car à 15 mn du village où il était né à Kagoshima il y avait un village qui s'appelait Atacama!

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Jei Atacama

Pratiquez-vous toujours la médecine traditionnelle?

Oui, surtout l'acupuncture mais aussi un peu de kampo qui est basé sur l'utilisation des plantes. Mon emploi du temps ne me permet plus d'enseigner dans une école mais j'ai quelques étudiants à qui j'enseigne en privé.

Quels sont vos projets pour le futur?

Ce que je voudrais faire maintenant c'est apprendre aux gens comment se soigner. Par exemple en acupuncture on utilise des aiguilles mais beaucoup des points utilisés peuvent être stimulés uniquement avec les doigts. Je voudrais aussi continuer la forme d'Aïkido qu'enseignait mon père. C'était quelque chose qui lui était particulier parce qu'il avait un passé dans d'autres disciplines, notamment le Judo.

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Je voudrai monter ce projet dans un quartier défavorisé parce que les jeunes n'y ont pas beaucoup d'occupations et sont mal considérés. Ils n'ont pas eu la chance de recevoir une éducation mais ils ont souvent un très gros potentiel et je voudrais travailler un peu avec eux.

Avez-vous gardé contact avec des pratiquants de l'époque héroïque?

Peu. Les souvenirs du passé me sont chers et je les garde précieusement. Parfois cela signifie que l'on ne voit plus certaines personnes parce qu'elles ont changé d'une façon que l'on n'apprécie pas complètement. Il y a beaucoup de choses que je pourrai dire sur chaque maître mais il faut avoir de la gratitude. Quand on prend de l'âge c'est important.

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Nakazono senseï à Santa Fe

Un mot de conclusion?

J'ai été très attristé par la nouvelle du décès de Tamura senseï. Il est de coutume d'encenser les personnes disparues mais pour moi Tamura senseï était le meilleur technicien. Sans comparaisons. C'était le top. Il était comme un dieu pour moi. Et mon père l'adorait et l'admirait énormément. Il me disait "Regarde bien la technique de Tamura senseï. C'est le véritable Aïkido.". Avec Tada, Chiba, c'était la puissance, ils étaient très forts. Avec Tamura senseï il n'y avait jamais d'agression. C'était comme si on tombait dans un trou. Il était extraordinaire.

Mon père a été un pionnier de l'Aïkido mais il faut être sincère, c'est grâce à maître Tamura que l'Aïkido en France est devenu ce qu'il est. C'est factuel et il faut lui en être reconnaissant.

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Nakazono senseï, pionnier de l'Aïkido

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